Les allahistes
Entre « l’allahiste » qui passe à l’acte, ou celui qui se réjouit de l’attaque au poignard de Rushdie sur Facebook, il n’y a pas de différence de nature. Juste une différence de degrés. A lire les milliers de commentaires vengeurs sur les réseaux sociaux tunisiens (voir un échantillon ici), disons-le sans craindre l’exagération, un bon tiers de nos compatriotes se réjouissent au plus profond de leur être, du sang versé pour leur idole « Allah » et sont de fait des allahistes pour qui le meurtre, le sang, la barbarie demeurent une option légitime contre toute atteinte à leur sacré.
Allahisme
Le qualificatif « allahiste », désigne celui où celle qui serait imprégné.e d’allahisme, néologisme que je me suis permis d’utiliser pour nommer ce rapport maladif au divin, dans l’islam contemporain. Aux antipodes des approches mystiques et spirituelles, l’allahisme est cet islam post-moderne, plus proche du paganisme pré-islamique, dans lequel le rapport des fidèles au divin, relève plus du culte des idoles, que de la célébration d’une entité supérieure gouvernant le cosmos. Un culte identitaire, associé à la tribu ou au clan. Un culte pauvre qui refuse la complexité, et qui s’accommode très bien de l’état d’aliénation générale inhérent à nos sociétés contemporaines.
Expérience
J’ai « profité » de mon anonymat durant ces dernières années pour jouer avec le feu, et servir presque de cobaye afin de mesurer sans prétention scientifique, ce phénomène. Mes dessins blasphématoires me valent des centaines de menaces de mort où l’on m’associe justement à la figure du vendu qui a trahi la tribu. Le grief ne porte pas sur un différend théologique ou métaphysique mais sur une piètre affaire de famille, une honteuse atteinte à l’honneur. Les offusqués les plus blessés par mes dessins, assimilent mon « geste » à un viol commis contre leur mère, c’est pourquoi, ils n’hésitent pas à promettre la liquidation physique en guise de riposte, car œil pour œil, dent pour dent. De fait, j’ai déjà été virtuellement poignardé, égorgé, violé pour un simple dessin portant sur le sacré.
J’en profite pour rappeler que Facebook a limité la diffusion de mes publications non pas pour me protéger de ces menaces, mais parce que ces milliers d’offusqués ont signalé ma page (voir ici).
Qui a lu les “versets sataniques” ?
Avant de tenter d’expliquer pourquoi ce que nous en sommes là, je tiens à témoigner du bonheur que j’ai eu à lire et à relire les “Versets sataniques” de Rushdie, ce chef d’œuvre littéraire qui a valu à son auteur la fatwa de Rouhollah Khomeini (et les coups de poignard 30 ans plus tard d’un jeune libanais d’à peine 24 ans). Cette fresque littéraire ne s’intéresse pas qu’au prophète, mais quand elle l’évoque ( “Mahound” étant le nom utilisé par l’auteur pour éviter de désigner directement le prophète), elle lui donne chair, il prend vie et soudain il devient humain, donc imparfait comme son interlocuteur Gibreel mi-homme mi-ange, star à Bollywood ressuscité suite à un crash d’avion. Il n’y a évidemment rien de malveillant envers l’islam, ce n’est d’ailleurs même pas la question.
L’auteur ne fait qu’utiliser la fiction religieuse comme un matériau littéraire pour les besoins de son univers fantasmagorique explosif. A propos des dits versets sataniques, Salman Rushdie n’invente rien à ce sujet. La tradition évoque bien cet épisode de la révélation où le prophète renie quelques versets de la sourate dite de l’étoile (Souret Annajm) au prétexte qu’ils lui auraient été dictés par Satan.
Nous savons que les auteurs de la fatwa, et tous les allahistes qui crient au scandale n’ont pas lu le roman incriminé, et n’ont jamais rien lu, rappelons-le ! affirmons-le !
Décrochage civilisationnel
Ce qui dans le jargon pédagogique est désigné par décrochage scolaire, nous le constatons pour tous ces gens, mais à cette échelle il est question de décrochage civilisationnel.
Ce décrochage n’est pas celui du monde arabo-musulman par rapport à l’occident. Car il a lieu aussi à l’intérieur même des pays prétendument développés. En orient on l’appellera "allahisme" (selon mon néologisme), en occident il se manifeste de manière plus complexe sous la bannière (certes fourre-tout) d’extrême droite…
Qui peut croire que ce "décrochage" dans ses diverses manifestations, puisse être combattu par la lutte pour la liberté d’expression ? Quand un édito du journal Le Monde conclut « nous n’avons d’autre choix que la défense intraitable de la liberté de penser et d’écrire. Elle ne doit souffrir aucun accommodement. » (source ici), on ne sait pas si le journaliste s’adresse à lui-même pour se rassurer, ou s’il croit vraiment faire peur aux allahistes.
Je viens de le comprendre à mes dépends : cette histoire d’Allah n’est pas liée à une affaire de liberté de penser ni d’écrire. L’enjeu ne se situe pas sur ce terrain et rien ne sert d’opposer aux allahistes l’argument de la liberté d’expression. Rien de tout ça n’est utile car nous faisons face à un problème civilisationnel, lequel se résume à ce constat: nous avons beau vivre sur la même planète, nous vivons dans des mondes différents, “nous” et “eux”.
Le mur
Cette rupture n’est pas seulement une affaire de clivages socio-économiques, mais il est évident que la pauvreté et la misère participent à hausser le mur.
Mon voisin de quartier, ou mon cousin, issus du même milieu que moi, peuvent, malgré tout ce qui nous rassemble, faire partie de l’autre monde. Un mur civilisationnel nous sépare et nous rend imperméables l’un à l’autre sur la question d’Allah.
Je me rappelle avoir entendu dans un reportage, la description exacte de ce phénomène, au sein d’une même famille américaine, où la sœur considère qu’entre elle et son frère trumpiste, existe un mur étanche et indépassable rendant tout débat impossible.
Il est arrogant de ma part de considérer, que le trumpiste ou l’allahiste seraient des idiots, des hommes ou des femmes aliénés, qui n’auraient rien lu, rien appris, rien compris des humanités, des sagesses et des arts. Oui très arrogant, et après tout ce texte que j’ai écrit, en arriver à cette conclusion paraît très décevant. Et pourtant pour avoir converser avec mon voisin, mon cousin ou pour avoir échanger sur messenger avec des centaines de personnes qui espèrent ma décapitation, le degré d’ignorance sur l’islam qu’ils prétendent défendre, est abyssal. Leur méconnaissance du Coran et de la tradition est déconcertante. Je ne parle même pas du reste. De la même manière on peut imaginer le degré d'ignorance d’un trumpiste, mais je ne m’aventurerai pas plus sur un sujet que je ne maîtrise pas.
Je déteste faire ce constat qui me place de fait dans la situation du privilégié qui se délecterait presque de sa supériorité intellectuelle. Mais quel autre jugement peut-on sincèrement émettre sur celui qui défend mordicus la platitude de la terre. Le problème est donc réductible à la question du savoir et de sa transmission dans nos sociétés contemporaines dans laquelle l’école décline et internet domine.
Conclusion
Je pensais me contenter d’un simple statut sur Facebook en réaction à la violence des commentaires que j’ai pu lire contre Rushdie. Je voulais réagir surtout au fait que cette violence ne me surprenait plus, car devenue habituelle, voire banale. Mon texte est plus long que prévu et ne m’a pas permis pour autant de clarifier mes idées. Conclure en disant que c’est l’ignorance et la bêtise qui explique cette violence, est un diagnostic assez léger qui ne préfigure d’aucune thérapie. Ou si peut-être, une thérapie pas très originale. Celle qui consiste à se focaliser sur les architectes de l’ignorance plutôt que sur les ignorants. Détecter, décrypter et attaquer les maîtres-œuvre de la bêtise institutionnalisée, ceux qui transforment les peuples en foules décervelés.
Pour revenir à notre Tunisie, j’en détecte un en ce moment qui participe de manière flagrante à “cultiver” cette ignorance : Kais SAIED, ou Zabaïed (encore un néologisme de mon cru). Depuis son coup d'État, ce monsieur entreprend méticuleusement la réalisation de ce plan. Il ne fait qu’appliquer la recette de tous les despotes arabes, celle qui consiste à neutraliser les savoirs afin de mieux domestiquer les foules. Il usera de l’allahisme car cette recette a déjà fait ses preuves dans nos contrées et bénéficie en plus, du sponsoring des pétro-monarchies du golfe.
Les plus minables dans cette histoire, et ils sont légion, ce sont ceux qui savent, qui comprennent exactement mot pour mot ce que je raconte, mais pour qui l’humanité ne peut et ne doit pas tout savoir, voire qu’il est bon de la garder dans l’ignorance. Ceux-là soutiendront les Saied, les Khomeini, les Trump et tous ces dresseurs et fomenteurs de foules, car le savoir, (comme la richesse et le pouvoir), ne peut être partagé. Il doit rester rare et inaccessible à la masse.
Vous les verrez derrière les dictateurs et les fascistes expliquer avec éloquence que l’ignorance est une tradition, qu’elle est un droit, qu’elle est même révolutionnaire. Ils appelleront à ce qu’elle soit consignée dans la Constitution et que l’État veille à la réalisation de ses objectifs (allusion à l’article 5 de la nouvelle Constitution).
Quelle meilleure illustration de l’ignorance érigée en vertu, que ce cortège que nous avons observé en 2020 suite à l’assassinat de Samuel Paty, dans lequel le président Saïed, figures politiques et autres artistes avaient usé du “mais” fatal, celui qui suit systématiquement la condamnation du crime, MAIS qui rappelle que la figure du prophète demeure une ligne rouge au-delà de laquelle, la barbarie est permise…Peu importe d’ailleurs que ces gens adhèrent ou pas à ce discours, leur posture est d’abord destinée à la foule. C'est juste un signal. Le signal de trop. Le signal dont la réception distingue l'allahiste qui passera à l'acte, des millions d'allahistes qui se contentent d'insulter sur Facebook.
(Dessin datant d'octobre 2020 suite à l'affaire Samuel Paty)