Tchernobyl au ralenti *
La Tunisie tout entière découvre l’ampleur du scandale de Gabès. Pourtant, les ingrédients du désastre se déversent depuis plus d’un demi-siècle dans le golfe de Gabès. Les manifestations qui ont éclaté la semaine dernière, après l’intoxication de deux cents personnes, ne sont que la goutte (d’acide phosphorique) qui a fait déborder le vase — ou plutôt la vase de phosphogypse.
En tant que flamant rose, prétendant depuis 2007 incarner le gardien de la nature et le témoin des écocides, je suis passé complètement à côté de ce crime organisé. Un crime qui tue à petit feu la population locale ainsi que tout l’écosystème du golfe de Gabès et de son oasis.
Il n'y a pas de crime sans criminel
- L'auteur de ce crime c'est d'abord le système capitaliste dans sa forme la plus cruelle, celle du saccage des ressources naturelles -le phosphate- au détriment des populations et de l'environnement. Ce système remonte à l’époque du protectorat, lorsque, en 1897, fut fondée la Compagnie des phosphates et des chemins de fer, reliant le bassin minier de Gafsa au port de Sfax.
C’est dans les années 1970, sous Bourguiba, que Gabès deviendra le nouveau port stratégique pour la transformation et l’acheminement du phosphate, notamment vers la France — principal client et éternel prédateur des ressources naturelles de son ancien empire colonial.
Le Groupe Chimique de Gabès (établissement public tunisien) est au cœur de ce système : il transforme le phosphate brut en acide phosphorique et en engrais. Il rejette des gaz toxiques dans l’air, provoquant cancers et affections respiratoires, et déverse en mer le phosphogypse, un déchet hautement polluant chargé de métaux lourds et d’éléments radioactifs provoquant sur tout le golfe de Gabès une véritable hécatombe écologique. D’où l’usage du terme écocide pour désigner cette tragédie.
- Mais le véritable responsable de ce crime, demeure incontestablement l’État tunisien. Si Bourguiba a péché par ignorance, Ben Ali et tous ceux qui lui ont succédé n’ont plus l’excuse du débutant. La catastrophe sanitaire était signalée, voire documentée, depuis les années 1990.
La révolution de 2011 n’a pas davantage incité l’État à réagir, car, en réalité, l’industrie du phosphate — qu’il s’agisse de son extraction dans le bassin minier ou de sa transformation à Sfax et à Gabès — constitue une rente illimitée que l’élite au pouvoir s’est toujours gardée de remettre en question, ou, à tout le moins, d’en investir une partie pour en atténuer les effets sur l’environnement.
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Il ne s’agit ni d’incompétence ni de négligence. La catastrophe de Gabès n’est qu’un dégât collatéral savamment contenu depuis un demi-siècle par un État qui n’a jamais eu vocation à œuvrer pour le bien commun, mais uniquement pour le bien de l’État lui-même.
Par “État”, j’entends ici cette entité parallèle et parasite, qui s’étend du chef de l’État jusqu’à l’agent de police — une entité que même la révolution n’a pas réussi à réformer, et dont l’actuel président, Kaïs Saïed, a encore accentué le parasitisme et la dépendance vis-à-vis des acteurs étrangers.
Notons que l’entreprise française Phosphea (filiale du géant Roullier) récolte sur place l’acide phosphorique — ses locaux jouxtent le Groupe Chimique de Gabès — et profite ainsi du "laxisme écologique" de l’État tunisien, qui tolère une pollution interdite en Europe. Exemple classique de pillage néocolonial avec la complicité des autorités locales.
Pour vous documenter sur ce sujet, vous pouvez consulter cet article de Radio France ou cette enquête du média Vakita
Le chlékisme à l'épreuve de la contestation de Gabès
Sauf que la population craque et demande maintenant le démantèlement du complexe. Pour l'Etat parasite, dépendant de cette rente, il n'est pas question de céder. Dans la nuit de vendredi à samedi 18 octobre 2025, une vaste campagne d’arrestations a visé plusieurs dizaines de jeunes ayant participé aux manifestations (voir ici).
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Comme si le gaz toxique ne suffisait pas, la police réplique au gaz lacrymogène, tandis que les chélkistes empestent Internet de l'odeur infecte de leurs chlékas plastiques, salissant les manifestants et accusant leurs soutiens de rouler pour les islamistes et autres traîtres à la Nation.
Conclusion
Nous en sommes hélas réduits à miser sur le malheur de Gabès pour espérer débarrasser le pays de la véritable pollution : celle d’un État prédateur, héritier du système colonial. Saïed en incarne le stade ultime, l’expression la plus achevée de cette abjection. Par le mal qu’il inflige au pays, il risque, au mieux, de hâter une prise de conscience et de provoquer un sursaut populaire — ou, au pire, d’engloutir la Tunisie tout entière dans une marée noire de chlékogypse.
Restons donc alertes et propageons le scandale...
* "Tchernobyl au ralenti " est une formulation que j'emprunte au superbe Kafkaistan, blog de la gen Z tunisienne.
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Boukornine vous le rendra !
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