L'urbanisme du bling-bling (certifié éco-mauve)
Petit Rappel
Vous vous rappelez mes amis de l'euphorie des mégaprojets. La presse officielle nous présentait le pays comme le prochain Eldorado. Les milliards des émiratis conjugués à la vision avant-gardiste de notre gentil président nous promettaient un paradis de bling-bling, lofts, yacht, golfs et centres de loisirs. Tous ces investissements étaient bien entendu destinés à la résorption du chômage des jeunes et à la protection de l'environnement. Malheureusement la crise avait brutalement sonné la fin du bal renvoyant chez eux nos généreux milliardaires*. La propagande qui n'aime pas les mauvaises nouvelles ne nous a plus reparlé des milliers d'emplois promis et la vision avant-gardiste de notre président s'en est prise un sacré coup sur la tête.
A l'époque je dénonçais ces mégaprojets pour leur gigantisme, leur discrimination sociale (villes destinées aux riches) et leur totale ignorance du contexte urbain. J'y voyais l'inauguration d'une ère nouvelle où domine le modèle de la privatisation de l'espace public et la construction de murailles entre riches et pauvres. Cette dubaïsation de la Tunisie m'effrayait et j'en étais presque à me réjouir des effets de la crise.
Si la plupart de ces chantiers pharaoniques ne verront pas le jour, il semblerait que la philosophie bling-bling yacht-yacht continue à guider la vision de la ville de demain. En effet, les quelques nouveaux projets qui s'annoncent affichent exactement la même rhétorique même si leur échelle est plus réduite (on ne construit plus sur des centaines mais sur des dizaines de hectares). A chaque fois l'alibi écologique et la lutte contre le chômage justifient le bradage du patrimoine public voire l'expropriation (le cas de La Goulette) et ce au profit d'opérations immobilières privées de haut standing.
Les intérêts particuliers des riches, des marabouts et de tous les proches du pouvoir ne cesseront de passer au dessus de l'intérêt général sauf que cette fois, grâce au discours hérité des mégaprojets, ils seront excusés par l'emballage écologique et le filtre anti-chômage.
"Kélibia la blanche"
Il s'agit d'une opération immobilière tuniso-italienne menée à Kélibia et qui s'étend sur 50 hectares. Le projet comporte des hôtels de luxe et des villas haut-standing bordant la plage de la Mansourah le tout agrémenté d'un port de plaisance et de clubs sportifs. La promotrice du projet, Zeineb Rayana**, interrogée par le quotidien le Temps, jure que "la stratégie du groupe est axée sur la sauvegarde de l'environnement, l'utilisation des nouvelles technologies et de l'éco-environnement, la sauvegarde du site, de la faune et de la flore, du minéral et végétal, de l'harmonie et du style architectural de la station et de l'utilisation des énergies nouvelles non polluantes..." et de finir par "Notre vocation est d'agir avec gratitude envers la nature pour sauvegarder le littoral d'El Mansourah" (l'intégralité de l'interview ici). Sa gratitude malheureusement s'arrête au littoral et zappe tous les kélibiens qui pourtant lui ont fait don de leur plage. Comme le précise sa plaquette de vente, son projet s'adresse d'abord "aux clients avertis appréciant la véritable qualité" s'entend les millionnaires capables de dépenser une fortune (entre 400 000 et 650 000 euros) pour des villas jouissant de la proximité d'un port de plaisance, d'un golf et d'une plage privée. Cette bonne dame avec sa bonne conscience écologique fait un bras d'honneur à tous ceux qui depuis des générations ont aimé, animé, et fait vivre cette plage emblématique de la ville de Kélibia.
Une pétition a été lancée contre la privatisation de la plage de la Mansourah. Sans vouloir être pessimiste, il y a lieu de douter de l'issue favorable d'une telle initiative sachant que le principal destinataire de la pétition, le ministre de l'environnement, aurait présidé l'année dernière une sauterie avec la femme d'affaire pour célébrer entre "amis" ce grand projet écologique (voir ici). Un cas parmi tant d'autres où l'État est carrément complice de la prédation immobilière. Autant rebaptiser le projet "Kélibia la mauve" pour que tous les citoyens qui militent contre cette privatisation ravalent leur lutte pour ne pas attirer la colère du régime.
Mégaprojet à Tozeur
Il y a deux ans, en pleine tourmente des émeutes du bassin minier, Tozeur s'apprêtait à s'ouvrir au tourisme spatial (voir ici).
On voyait grand à l'époque et la colère des manifestants de Redeyef n'y faisait rien. Il a fallu que la crise souffle son vent pour que l'on redescende sur terre. Nous voilà en 2010 et l'État tunisien récidive en ce début de mois de juillet, par un mini mégaprojet "touristico-immobilier" qui s'étend sur 60 hectares. Initié par un promoteur qatari, ce projet comporte plusieurs composantes: villas résidentielles de luxe, hôtel haut standing, cafés, centres commerciaux... Encore une fois, ce sont les investisseurs étrangers qui "initient" les projets et l'État qui récupère leurs initiatives pour bien sûr faire de l'écologie ou alors pour employer les jeunes qui se tournent les pousses. (A se demander si ce n'est pas l'État qui se tourne les pousse en attentant à chaque fois la grâce de généreux milliardaires)
Selon le journal en ligne businessnews qui a interrogé les députés sur le montant des investissements, ils n'en savent fichtre rien et le ministre chargé de l'affaire n'a pas voulu leur en dire plus (quelle transparence!). Il a juste reconnu que cette fois l'investisseur sera privé des avantages accordés par l'État. Le ministre voulait surement dire que le régime cessera de faire des courbettes aux émirs. Mais il ne nous dira pas si le régime se privera des "petits" avantages accordés par l'investisseur.
Conclusion
Mes amis, ne pensez pas que je m'oppose systématiquement au luxe ou aux milliardaires étrangers qui convoitent le pays. Je pense seulement que lorsque des promoteurs privatisent des bouts de ville et qu'ils érigent des murs ils donnent à leurs projets une odeur nauséabonde. Leurs filtres écolos ne pourront rien contre cette odeur. Plus nauséabonde encore cette odeur lorsque ces investisseurs travaillent main dans la main avec notre gentil régime pour bricoler des lois, exproprier, privatiser des plages et promouvoir ces clubs de riches comme des solutions contre le chômage et contre le réchauffement de la planète. Plus nauséabonde encore lorsque l'on sait que notre régime interdit toute critique contre ces projets...
Dans un pays où il n'existe aucun contre-pouvoir et où il est devenu naturel d'incarcérer des journalistes, chaque projet de grande envergure est souillé par un péché originel: celui de profiter du silence forcé des citoyens.
* Lu dans Maghreb confidentiel:
Le mégaprojet de 25 milliards $ de à Tunis, Portes de la Méditerranée, est "au point mort", d'après une source proche du dossier. La société peine à trouver des investisseurs. Et les autres projets pharaoniques, annoncés à grand renfort d'images de synthèse, ne sont guère plus avancés. Marina Al Qoussour, à Hergla, est aussi en panne sèche. Selon une autre source aux Emirats, son promoteur, affrontant d'immenses difficultés à Dubaï, a rétrogradé le projet au rang de "faible priorité". Chez Comète engineering, le bureau d'études choisi par le bahreïni Gulf Financial House (GFH) pour plancher sur le Port financier de Tunis, on assure que ce chantier - d'un montant de 4 milliards $ - n'est pas menacé. Les travaux débuteront au "1er semestre 2009", sauf que le Master Plann'a pas encore obtenu le feu vert des autorités. L'effondrement en Bourse de GFH (- 80% en un an) n'augure rien de bon pour ce projet ni pour celui de Tunis Telecom City, partenariat entre GFH, affirme que la première tranche de Tunis Sports City sera achevée dans trois ans.
** Zeineb RAYANA: Je n'ai pas trouvé plus d'informations sur cette maraboute à part ce petit article paru en 1995 dans le Corriere della Serra que nos amis italophones pourront peut-être nous traduire...