De l'hypocritocratie dans l'affaire Jalel Brick
Pour ce qui est de mon passeport et de ma carte d'identité, pas de soucis, je suis en règle. Quant à mon certificat de foi, il est renouvelable chaque jour selon mes humeurs, mes états d'âmes, mes lectures et mes rencontres. Jeune j'étais certifié 100% Halal, et l'âge a voulu que ma foi devienne aussi fluctuante que la bourse de New York. Peut-être que dans mon lit de mort, ferai-je signer une bonne fois pour toute ce certificat de foi qui me donnera droit à un Visa pour le paradis. Ou alors au contraire, dans une ultime beuverie, défierai-je comme Jalel Brick, Dieu et son prophète, vouant aux gémonies toutes cette puante hypocrisie du dogme religieux qui paralyse nos débats, notre art, et notre liberté d'expression!
Jalel Brick
C'est ce que vient de faire Jalel Brick dans une vidéo rendue publique et qui a déchaîné contre lui la colère de ses milliers de fans. Sa popularité n'a jamais tenu pourtant au contenu de ses propos. Ce personnage théâtral né sur Facebook dans la vague de la révolution, disait d'ailleurs tout et son contraire. Il soutenait Ben Jaafar la veille pour appeler au soutien d'un Essebsi le lendemain. Il trouvait des excuses à Ben Ali, fricote avec Nessma TV et ne cache pas son respect pour l'ex-larbin du mauve Mezri Haddad. Il aime les dictateurs de Assad à Kaddafi et honnit tous les barbus de la terre.
Ce qui faisait son "fonds de commerce" c'était la forme extérieure de son discours: un discours fluide, rythmé, musical, plaisant à l'oreille, même si vulgaire et violent. C'était un excellent orateur dont le public ne se souciait guère de la pertinence tant que cela faisait marer la galerie. Jusqu'au jour, où dans le même style acide, ce même Jalel Brick s'attaque au sacré, Allah et son prophète, niant l'existence de l'un et accusant l'autre de charlatanisme. C'est ce jour où l'on avait peut-être le plus écouté ce que ce monsieur racontait. Malheur pour lui, et ses excuses n'y feront rien, le mal est consommé! Jalel Brik est excommunié sur la place publique. Les extrémistes lancent des appels au meurtre, les conservateurs applaudissent, et les dits "progressistes" approuvent en admettant qu'il avait franchit la ligne rouge. Bravo!
Soyons sérieux
Si l'adhésion au dogme religieux (certitude absolue en l'existence de Dieu et de la source divine du coran) est sinequanone à l'islamité, condition sinequanone à la tunisianité (être tunisien = être musulman) alors je crains que l'on ne me retire moi aussi mes papiers et que soit lancée à mon encontre une campagne haineuse...Certes je n'ai pas crié dans une vidéo mon hérésie, Je n'ai pas employé de vocabulaire ordurier contre le sacré, mais alors comment pourrai-je jouir de mon droit de liberté de conscience (liberté de ne pas croire par exemple, stipulée dans l'article 5 de la constitution), si ce n'est pas en l'exprimant publiquement, par le discours, par les idées, ou par l'art?
Comment peut-on d'un côté obliger les agnostiques à confiner leur hérésie dans l'espace privé, alors que la majorité exprime depuis des siècles sa liberté de croire dans l'espace public par ses mosquées, ses appels à la prière, ses ramadans ses Aïds et ses lois contre l'alcool, contre le libertinage, contre l'homosexualité et l'héritage toujours injuste envers les femmes. Peut-être parce que c'est simplement une majorité. Il s'agit peut-être d'une simple application de la règle de l'épicier qui dit que le nombre fait la loi. La dictature de la majorité encore une fois. Que craint-elle sérieusement cette majorité d'une minorité qui exprimerait autre chose? Pense-t-on sérieusement qu'une vidéo d'un Jalel Brik ferait crouler 14 siècles d'Islam? Cette menace est-elle si prégnante pour que le ministre des affaires religieuses se sente obligé de sortir à son tour une vidéo condamnant Jalel Brick?(voir ici)
Hypocritocratie
Nous y revoilà! ce néologisme de mon cru, que j'employais sous Ben Ali, se manifeste autrement mais dans le fond il s'agit à nouveau de la même ligne mauve. Une ligne imaginaire derrière laquelle se tiennent en rangs serrés les conservateurs, mais aussi nos élites progressistes qui condamnent l'offense de J.Brick comme étant une atteinte à ce qu'il y a de plus sacré pour TOUS les tunisiens. Tel cet article complaisant (voir ici).
Voilà comment on accepte de faire des concessions aux esprits conservateurs au nom d'un soi-disant risque de polarisation de la société. Je n'ai vu nulle polarisation, nulle division sur cette question. Je n'ai vu que des condamnations unanimes contre le "psychopathe" Jalel Brick que les extrémistes voudraient zigouiller et les dits progressistes souhaiteraient voir interné. Quant au public averti, il n'avait que faire d'un Jalel Brick et de ses élucubrations toutes aussi égales les une que les autres.
Conclusion
La vraie polarisation est ailleurs mes amis. Elle n'a jamais été entre les soi-disant laïques et conservateurs. Elle se situe simplement entre ceux qui ont tout et ceux qui n'ont rien. La sphère politique restitue nullement ce clivage. La polarisation politique se situe entre les néo-mauves (Essebsi & and Co) et les islamistes de la Nahdha. Les uns comme les autres ne discuteront jamais la question cruciale de la redistribution des richesses pour ne jamais se mettre à dos la bourgeoisie. De la même manière ils ne discuteront jamais la question du dogme religieux pour ne jamais se mettre à dos la classe populaire. Un Jalel Brick dérange les uns comme les autres, ils viennent de se mettre d'accord pour le larguer...
-Entre temps, nous ne ferons pas avancer les urgences sociales, et nous maintenons ce statu quo mou sur les questions de la liberté: liberté de conscience et donc liberté tout court.
-En focalisant l'attention sur ces faux débats, nous oublions aussi que notre ami Ramzi Bettaieb persiste dans sa grève de la faim suite à la confiscation de sa caméra au tribunal militaire du Kef. Son action met le doigt sur un sujet crucial, celui des collusions dangereuses entre la police, les militaires et l'ancien système Ben Aliste dont vient d'hériter Ennahdha. Système que personne n'ose questionner sérieusement au nom du même statu quo.
-Je ne parle même pas du scandale du bassin minier, du dossier des blessés de la révolution et tous ces sujets qui fâchent et qui font d'un Jalel Brick, du salafiste-ci du salafiste-là, les meilleurs sujets de diversion, des sucettes qu'on offre aux enfants, pour qu'ils regardent ailleurs...
En disant cela je nie nullement l'existence du salafisme, comme je ne nie pas la portée symbolique de ce qui est devenue l'affaire Jalel Brick. Je déplore seulement que l'élite progressiste ait réussi par ces sujets, à placer le clivage là où il n'avait pas lieu d'être... main dans la main avec les conservateurs de tout poil...
Sur ces pensées torturées, je vous souhaite un agréable dimanche!