Les impasses existentielles de _Z_
Il m'arrive quelques fois de lire d'anciens articles de mon blog rédigés il y a dix ans. Je m'étonne de découvrir la longueur de mes textes d'antan et l'énergie que je déployais à analyser en profondeur les sujets abordés. Que s'est-il passé depuis pour que mes écrits et mes dessins se rapetissent pour n'être plus que le vulgaire écho du fil d'actualité de mes réseaux sociaux. Je sais que je lis de moins en moins les journaux. Les livres ne se superposent plus sur ma table de nuit. Oui je constate que je m'abrutis et que mes neurones se font aspirées chaque jour par mon smartphone.
Ce phénomène concerne aussi mon lectorat atteint peut être encore plus que moi de cette maladie. Le public internet en général, est de plus en plus volatile et ne se nourrit que de textes grossiers et d'images chocs. L'humanité toute entière inaugure le règne de l'idiocratie.
En écrivant ces mots, je tente de sauver les meubles en m'adressant aux 5% qui auront la patience de me suivre. À cet instant précis où je rédige cette introduction, j'ignore la pensée qui motive ce texte, si pensée il y a réellement. Je sais juste, chers lecteurs, que mes derniers articles et dessins peinent à traduire cette incompréhensible impasse idéologique dans laquelle je me situe en tant qu'observateur de la Tunisie et de la France, ces deux pays dans lesquels moi oiseau migrateur, j'ai choisi d'élire domicile. Impasse que je tenterai de passer au peigne fin pour espérer en déceler la sortie.
Première impasse : L'affaire René Trabelsi
Notre ministre du tourisme René Trabelsi a été l'un des rares ministres depuis la révolution à avoir gagné la sympathie des professionnels du tourisme mais aussi du grand public grâce à son dynamisme et sa communication. Les chiffres confirment un retour à la normale du tourisme en Tunisie et les spécialistes lui reconnaissent un rôle important dans la stabilisation du secteur, voire de la hausse d'activité enregistrée en 2019 (voir ici). Mais alors, comment expliquer l'éviction d'une telle compétence du nouveau gouvernement d'Elyes Fakhfakh ?
Le non maintien de Trabelsi dans ses fonctions est une condition qu'avait posé le Mouvement du Peuple. Les raisons invoquées par le secrétaire général de ce parti -à tendance nationaliste arabe- est la suspicion de normalisation avec l'entité sioniste qui pèse sur le ministre du tourisme. "C’est soit nous, soit René Trabelsi !" dixit Moncef Bouazizi, chef de ce parti. On ignore si ses accusations sont fondées et rien ne permet de prouver ou de contredire la possible complaisance de Trabelsi envers l'État d'Israël. À se demander si ce n'est pas la judaïcité de Trabelsi qui le rend plus suspect qu'un autre. Sans vouloir tomber dans l'amalgame qui associe l'antisionisme à l'antisémitisme, je m'interroge juste sur cet acharnement le concernant, alors que nous savons tous que notre élite dans son ensemble collabore depuis belle lurette avec Israël, à commencer par Zaballah en personne qui fut invité en 2011 par le puissant lobbie sioniste WINEP (voir ici et ici). Alors pourquoi René et pas les autres ?
Il faut dire que la lutte contre la normalisation offre à ses partisans un vaste terrain de chasse qui s'étend au-delà du champs politique. Récemment, la tenniswoman Ons Jabeur en jouant contre une israélienne dans une compétition internationale (voir ici) a été dans leur collimateur. Également visée, la cinéaste Manel Labidi pour avoir laissé diffuser son film dans un festival Israélien (voir ici). On pourrait en effet dresser à l'infini la liste des collabos, des lâches et de tous ces traîtres de la cause palestinienne. Mais n'est il pas temps de légiférer sur cette affaire pour ne pas laisser aux tribunaux populaires le pouvoir de juger, évincer un ministre, salir voire détruire la réputation des gens à cause d'une suspicion, ou d'une rumeur ?
De manière générale, la lutte contre Israël semble avoir aspiré l'activisme panarabiste qui ne trouve plus que dans la guerre contre le sionisme, sa raison d'être. La lutte légitime contre la colonisation semble se perdre dans une chasse sans fin aux traîtres, aux collabos, aux normalisateurs, oubliant au passage les vrais ennemis de l'intérieur que sont les dictateurs, les barbus, les émirs, les princes et les rois du pétrole. Et je me demande souvent où étaient tous ces défenseurs de la Palestine quand on luttait contre Zaba et où sont-ils aujourd'hui quand il s'agit de dénoncer la politique saoudienne dans la région ?
Mais d'un autre côté, je ne vois pas comment en dehors du cadre panarabiste, et sans le travail efficace de BDS, on pourrait mener une telle guerre, puisque le caractère universel de la cause Palestinienne n'a plus de valeur dans un monde où l'occident allié à Israël, a phagocyté le concept même de l'universel au nom de ses intérêts géopolitiques ?
Je reconnais être dans l'impasse totale.
Deuxième impasse : L'affaire Pavlenski
Ce qui se passe en France en ce moment me paraît incroyable. Je suis en désaccord total avec la lecture communément admise qui considère encore le pays des droits de l'Homme comme une démocratie. Je constate de mon point de vue de tunisien ayant vécu la dictature de Zaba, que la France d'une manière plus sophistiquée et subtile, creuse de plus en plus le fossé entre ses élites et son "peuple", même si reste préservée la vitrine démocratique. Ce n'est pas parce que la police ne tire pas encore à balles réelles, qu'elle ne torture pas ou qu'elle ne censure pas (les journalistes savent le faire à sa place), que les indicateurs de la "démocracité" seraient au vert.
C'est bien le système Macron qui consomme la rupture définitive. Voilà un président élu par défaut contre l'extrème droite en 2017, qui met en coupe réglée les acquis sociaux de son pays au profit de l'oligarchie financière. La notion d'intérêt général est enterrée par un jeunot en service commandé, qui profite d'une brèche électorale pour injecter des lois dictées par les puissances capitalistes (pour lesquels il travaillait avant de se lancer en politique).
(dessin datant de 2017, extrait de cet article)
Après une année de révolte, celle des Gilets jaunes, il persiste et signe en cassant ce qui reste du système de retraite et ce dans le mépris total des classes populaires et contre l'avis même des économistes libéraux qui ne cessent de l'alerter contre les dangers de sa politique. Il s'agit, ni plus ni moins, d'une guerre déclarée contre le bien commun menée par Marcon et sa clique au pouvoir, le tout dans un contexte d'une opposition divisée, d'un mépris de classe de la bourgeoisie (les Bens Simpsons existent aussi en France) et de médias aux ordres.
À partir du moment où l'on s'accorde sur ce constat, il devient évident que l'on ne peut plus réfléchir dans le cadre traditionnel que permet la démocratie. On peut donc tout à fait comprendre la pertinence d'actions révolutionnaires, voire d'actes de guerre, comme fut la résistance sous la dictature de Zaba. C'est ici que j'en viens au cas Pavlenski.
Cet activiste russe, réfugié politique ayant fuit la dictature de Poutine, s'en prend à l'un des plus importants agents du macronisme, Benjamain Griveaux. Il diffuse sur les réseaux sociaux une sextape du bras droit de Macron (en train de se masturber) provoquant un scandale politique sans précédant. Griveaux candidat à la mairie de Paris, se trouve obligé d'annoncer son retrait des municipales, ce qui est une bonne nouvelle pour Paris pour les raisons suivantes : Griveaux en cohérence avec la macronnie, ne craint pas le conflit d'intérêt entre son projet de devenir maire de la capitale et ses proximités incestueuses avec le puissant groupe immobilier "Unibail" (auquel il vendrait son "influence" pour 17 000 euros par mois selon l'avocat activiste Juan Branco, voir ici )
Les médias (et la plupart de mes collègues caricaturistes) ne retiennent de toute cette histoire que l'atteinte à la vie privée de Griveaux et oublient -ou alors ignorent- l'historique de l'ex-candidat aux municipales et le système auquel il appartient. Je suis dans l'impasse, car tout en étant dégoûté par les moyens utilisés par Pavlenski, je demeure encore plus dégoûté par cette classe politique corrompue dont Benjamin Griveaux incarne la parfaite caricature.
Dans un pays où la guerre est déclarée contre l'intérêt général, où les médias comme les politiques sont sponsorisés par le grand capital responsable de cette casse sociale, il ne reste que l'activisme comme seule voie de salut.
Troisième impasse : Le cas Zineb El Rhazaoui
J'ai personnellement connu cette activiste dans une des nombreuses conférences où je fus invité après la Révolution. C'était l'époque où notre activisme arabe était encore à la mode en occident. Zineb était une sorte de Lina Ben Mhenni marocaine, pourvue d'une incroyable éloquence et d'un courage sans limites. Elle devait être parmi les rares de son pays à afficher aussi vigoureusement son opposition à la monarchie. Elle s'est également attaquée à la bigoterie ambiante qui contamine son pays et s'est faite remarquée en tentant un pique-nique en plein mois de Ramadan. Ses luttes l'acculèrent à l'exil en Slovénie puis en France où en 2013 elle fut embauchée par Charlie Hebdo. Ses articles publiés dans le fameux journal satirique se destinaient alors au public français. Elle a dû mettre en second plan sa lutte contre la monarchie au profit de ses enquêtes sur l'Islam de France. Sa plume était puissante et incisive et Zineb avait l'avantage de bien maîtriser son sujet. Mais elle n'était plus l'activiste marocaine que l'on connaissait.
L'attentat de Charlie Hebdo en 2015 marque son basculement définitif du statut d'activiste à celui de suppôt du pouvoir. Zineb est élevée au rang de Marianne de la République et défile depuis dans les plateaux télé en "lanceuse d'alerte" contre le péril Islamiste qui menacerait la France. Elle n'a certes rien perdu à sa verve et à son éloquence mais Zineb transpose dans un contexte occidental acquis à sa cause, le discours qu'elle aurait dû porter dans nos pays du sud où l'Islam n'est pas seulement un péril, mais il est carrément au pouvoir. Quel gâchis de voir toute cette intelligence dévoyée au profit d'une fausse lutte, si tant est que la vraie lutte demeure d'abord contre le Pouvoir, en l'occurence, Macron.
Zineb El Rhazoui nous met dans l'impasse, car elle participe à faire récupérer par l'extrême droite occidentale, nos luttes légitimes contre l'Islam politique d'ici bas.
Quatrième impasse : notre héros Julian Assange
A commencé hier à Londres le procès du fondateur de Wikileaks (voir ici). Assange risque l'extradition vers les État Unis et la prison à vie, pour avoir publié sur Internet en 2010 près de 250 000 câbles diplomatiques et 500 000 documents classés par Washington. Grâce à lui furent révélées les horreurs des américains en Irak. Ces documents fuités ont permis de montrer le vrai visage de nombreux régimes et de mettre à nu le fonctionnement de grandes multinationales. Il est le "lanceur d'alerte" global, celui qui s'adresse à tous les citoyens au-delà des frontières. Il incarne la figure "christique" de l'activiste par excellence qui lave l'humanité de ses péchés en offrant son corps à l'empire qui prépare en ce moment sa crucifixion. N'oublions pas ce que nous lui devons, nous autres tunisiens en 2010. Wikileaks, donna le "La" de la révolution tunisienne et même du printemps arabe. Rappelez-vous de ces révélations sur les Materi, Trabelsi et tout le système Ben Ali...
(dessin datant de 2010, extrait de cet article)
La logique révolutionnaire exigerait aujourd'hui que la Tunisie accorde à ce héros l'asile politique. Kaïs Saïed, fruit de la Révolution, est-il suffisamment renseigné sur ce que la Révolution doit à Assange, pour pouvoir assumer politiquement cette demande ?
Où sont les activistes tunisiens, où sont les révolutionnaires, où sont tous ces gens pour exercer ce lobbying auprès du président et conscientiser l'opinion sur l'importance de ces figures transnationales ?
Bref, ce ne seront ni les panarabistes (occupés à lister les normalisateurs), encore moins les Ben Simpsons (pas touche aux américains) sur qui l'on pourra compter pour solliciter une telle requête.
Où suis-je moi-même dans tout ça ? nulle part.
Conclusion
Merci cher lecteur d'avoir atteint cette ligne.