La malédiction du Progrès*
Je ne sais quel auteur avait dit que "la vie n'est qu'un sombre accident entre deux éternels sommeils". J'ai peur de découvrir que derrière cette sublime phrase se cacherait la plume d'un pédophile antisémite sioniste colonialiste et violeur de femmes, et que ma simple évocation de la dite phrase, ferait de moi le complice de ses crimes. J'avoue ne m'être pas bien remis des interminables débats que j'ai pu avoir sur internet et avec quelques amis, sur la sempiternelle question de la séparation de l'oeuvre et de l'artiste.
Oui, l'on peut être facho génie de la plume, virtuose de piano ou maître du pinceau. Je reste perplexe quant aux capacités intellectuelles de ceux qui n'ont toujours rien pigé à l'idée simple que des cons peuvent générer du génie, de la même manière que des intelligents peuvent produire de la connerie (cas souvent plus fréquent).
Mais en ces temps obscurs de Coronavirus, j'en arrive à la conclusion que ces objecteurs de bonne conscience, qu'ils soient activistes féministes, racialistes, libérateurs de la Palestine, renifleurs de l'antisémitisme, véganes et autres écolo-fascistes, ne m'ont jamais semblé aussi futiles que bêtes. Même si j'ai toujours été un sincère allié de toutes leurs causes, je prétends reconnaître le seuil à partir duquel, leur "progressisme" devient contreproductif et absurde.
La vie n'est qu'un sombre accident entre deux sommeils infinis
J'ai eu le temps entre l'introduction et le début de ce paragraphe de vérifier l'identité de l'auteur de la phrase précitée. Il s'agit d'Alfred de Vigny, qui est un poète français romantique du 19ième siècle. Je suis soulagé de découvrir qu'il n'est ni pédophile ni violeur de femmes (du moins de ce que l'on sait), mais il a tout l'air d'être un salaud d'impérialiste, lui qui mena une carrière de militaire d'élite à l'époque où la France colonisait le monde. Bref, tout ce blabla c'est pour me donner le droit de faire mienne cette magnifique phrase, par laquelle de Vigny dans ses envolées lyriques décrivait l'insignifiance de l'individu. Je souhaite à mon tour appliquer cette pensée douloureuse à l'échelle de l'humanité toute entière et dire comme de Vigny que notre avènement parmi le règne animal, et même la simple vie sur terre, n'est qu'un sombre (ou lumineux) accident entre deux néants du vide cosmique.
Je me demande sérieusement en ces temps étranges de confinement planétaire, dans cette brèche du vide cosmique dans laquelle nous évoluons par accident, en quoi les idées dites "progressistes", celles qui prônent l'égalité entre tous, la collectivisation des moyens de production et le partage des richesses, en quoi la lutte pour l'égalité des genres, les luttes contre les racismes, ou contre le réchauffement climatique, bref toutes ces nobles causes qui nous rassurent, en quoi nous embarqueraient-elles dans une humanité plus valeureuse et signifiante que celle promue par les totalitarismes religieux ou idéologiques, ceux qui croient à la loi du plus fort, à la suprématie raciale, à la loi du marché ou au Darwinisme social et qui...ne sont pas moins progressistes que nous autres **.
Et puis surtout vers quelle direction mènera-t-on notre humanité si nous parvenons à nous débarrasser de ces connards contre lesquels nous autres, les "bien-pensants" du progressisme, nous luttons ? Peut-être que nous trouvons sens à notre existence par ces luttes que nous menons contre eux ? Peut-être que nous avons besoin d'eux pour exister. Et s'ils n'existaient pas, nous les inventerions, nous les fabriquerions parmi nous autres pour avoir contre qui lutter. Nous sommes eux, ils sont nous, embarqués tous dans cette putain de galère...
Et là, soudain !
La bonne nouvelle dans tout ça, quand sonnera l'heure de l'apocalypse, lorsque le sombre accident entre deux sommeils touchera à sa fin, l'humanité sera encore assez inventive pour se tirer d'affaire. Mais ne vous réjouissiez pas trop vite chers amis, car il y a de fortes chances que nous ne fassions pas partie de ce dernier équipage.
Sinon, comment va Abir Moussi ?
* Le titre de l'article est inspiré de cette citation de Paul Valéry : " En somme, à l'idole du Progrès répondit l'idole de la malédiction du Progrès; ce qui fit deux lieux communs". Ce dernier post dans son ensemble s'inspire de la lecture de l'ouvrage "Le sens du progrès" de Pierre-André Taguieff (2004)
** On oppose souvent les progressistes aux conservateurs. Mais il s'agit peut-être d'une fausse opposition ou d'une distortion optique relative à notre subjectivité. Voilà ce qu'en pense le grand philosophe sociologue allemand Georg Simmel dans son étude d'épistémologie (1892) : "La notion de progrès suppose celle d'un état final; cette dernière notion une fois définie, dans l'absolu et dans l'abstrait, on peut déterminer si tel ou tel changement va dans le sens de la réalisation de cet état final ou s'il correspond à un mouvement dans la direction de cet état final. Dans ce cas, on parelera de "progrès"[...] Le fait d'interpréter tel changement historique comme un progrès ou non dépend d'un idéal, dont la valeur n'émane en aucune façon des enchaînements historiques réels, mais est au contraire imposée à la réalité historique par la subjectivité de l'observateur".