DEBAFrance
Vivant entre la Sebkha tunisienne et la Seine parisienne depuis presque 19 ans, j'ai toujours été plus inspiré par l'actualité politique tunisienne que française. D'un côté j'étais poussé par une sorte de patriotisme inconscient qui au vue de la situation préoccupante à l'époque de Zaba me poussait à écrire et à dessiner sur la Tunisie. D'un autre côté, je n'ai jamais trouvé intellectuellement stimulante la situation française, pays riche, puissant, ayant réussi à acheter une relative paix sociale. Et puis, moi l'émigré arabe, que pouvais-je sincèrement apporter à ce pays qui jouit d'une intimidante tradition de journalisme et de caricature. Non, vraiment je n'avais rien à rajouter. Ce n'est point un complexe de néo-colonisé que j'exprime ici, je pense vraiment que c'est un fait objectif.
Certes, on s'est intéresse à moi en tant que dessinateur tunisien témoin du printemps arabe ou alors en tant que caricaturiste "musulman" anti-allahiste. Autant dire que cette dernière propriété pouvait faire de moi une vraie curiosité anthropologique très singulière aux yeux du journaliste bobo parisien. C'est ce qui d'ailleurs me fait passer en Tunisie aux yeux de certains pour l'arabe de service, le vendu de l'occident ou encore l'orphelin de la France coloniale ("aytem França"). Ce que je comprends très très bien.
L'avènement des Gilets Jaunes
Depuis qu'a éclaté le mouvement des "Gilets Jaunes" en Novembre dernier, cette "relative paix sociale" comme je le disais plus haut semble battre de l'aile. Les agitations de ces foules en colère font trembler l'imposant édifice "France". Des fissures apparaissent alors. Elles font ressortir des odeurs et des rumeurs. Des masques tombent. Émerge soudainement l'être bourgeois avec son mépris de classe et sa défense de l'ordre établi. Mais émerge aussi la vieille tradition contestataire de ce pays. Les intellectuels qu'on croyait endormis se réveillent. Todd, Onfray ou cette belle découverte nommée Béguaudeau...Sur le net également, une dynamique nouvelle qui rappelle la blogosphère tunisienne de 2010. Puis le mouvement en lui-même, celui des "Gilets jaunes", insaisissable, imprévisible, mais dont l'objectif reste d'une simplicité déconcertante : faire tomber le régime ("Isqat ennidham").
Ce qui est intéressant dans ce phénomène pour nous tunisiens, c'est que derrière les "ors de la République" et la sophistication d'un pays comme la France, nous arrivons à identifier l'équivalent des Trabelsi, des Ben Simpsons, des Borhène Bsaies et des Mezri Haddad. Les chaînes télés et les médias, avec bien sûr plus de sophistication, font de la propagande pour contrer le mouvement en focalisant sur la violence des Gilets Jaunes et en serrant les rangs autour de leur président Macron. La question épineuse du partage équitable des richesses (rétablissement de l'ISF) puis surtout le démantèlement de l'élite capitaliste qui fait du chantage à l'impôt*, voilà ce qu'évite d'aborder sérieusement les commentateurs du système et la bourgeoisie bêtement complice. La consigne étant de ne jamais reconnaître que la France (comme la Tunisie de Ben Ali, certes avec plus de sophistication je me répète) est une ploutocratie, dans laquelle le système lui-même par ses lois et par ses politiques légalise ce fonctionnement oligarchique.
Macron "la poupée gonflable" du système**
Bien entendu, Macron protecteur en chef de ce système a été élu, comme rempart contre le fascisme (comme Ben Ali rempart contre l'islamisme). La bourgeoisie ("les Bensimpsons") adhère hypocritement à cet argument parce qu'elle profite encore un peu plus que les autres du gâteau. Alors quand le chef de l'ordre établi est dans l'embarras on serre les rangs autour de lui, quitte à jouer avec lui la comédie. La pièce de théâtre du "grand débat national" animé par Emmanuel Macron, qui se poursuit alors que celui-ci a prévenu qu'il "tiendrait le cap" (en gros qu'il ne changera rien à sa politique) en est la parfaite illustration. Ce show rappelle pour nous tunisiens, toutes ces vaines tentatives entreprises sous la dictature de Ben Ali pour simuler un semblant de débat public (Rappelez-vous du "Hiwar Achabeb").
Bien sûr mes amis, Macron n'est pas Ben Ali, mais je vous invite sincèrement à opérer une "transposition" d'une réalité sur une autre, de pratiquer une petite gymnastique mentale, pour comprendre que l'occident, derrière l'écran de sa superpuissance technologique, poursuit avec la même perfidie, mais avec plus de subtilité, l'exclusion de "la foule" du VRAI débat public: le débat sur le partage juste et équitable des richesses, du pouvoir et du savoir.
Conclusion
Maintenant que je suis banni en Tunisie à cause de mes dessins blasphématoires, vais-je peut-être transformer mon DEBATunisie en DEBAFrance et devenir un cheval de Troie du Boukornisme en Europe...
Pour finir je remercie tous ceux qui ont soutenu la page Facebook DEBATunisie contre la campagne de signalement qui a été orchestrée par des allahistes qui n'ont pas supporté mon dernier dessin sur le Coran (voir l'article précédent). Grâce à votre mobilisation, la Page a pu résister. Merci et encore Merci !
لا بوكرنين الاّ بوكرنين، ولا سبخة الاّ السّبخة
* L'argument classique est d'expliquer que la baisse des impôts en faveur des plus riches permettrait de les retenir et de ne pas les voir investir ailleurs. Il est incroyable de voir combien cet argument, qui revient en réalité à céder au chantage à l'impôt exercé par la minorité fortunée, n'est même plus discutable par certains. Alors que ne viendrait à l'esprit de personne de négocier l'impôt pour les catégories inférieures, on l'accepte volontiers pour la catégorie des privilégiés. S'il existe des politiques incitatives à imaginer afin d'encourager les riches à ne plus voir ailleurs, il existe aussi des politiques coéercitives (la prison par exemple) tout aussi efficaces.
** Expression de Michel Onfray (voir cette vidéo)